Retour à un peu d'histoire et de littérature illustrée sur ce blog pour rendre compte de deux jours passés sur les traces des héros de Charles Ferdinand Ramuz. Poète et romancier vaudois interrogeant la condition humaine, ce chantre de la montagne et de la vie paysanne d'antan n'est certainement pas assez lu en France. Critiqué pendant un temps pour sa langue jugée peu académique, il sera finalement reconnu de son vivant jusque dans les cercles littéraires parisiens pour son style épuré et direct, son écriture très visuelle (admirateur de Paul Cézanne qu'il voulait "imiter" à sa manière), cette âpre et singulière "langue-geste" (comme il l'a lui même qualifiée). Ses oeuvres complètes ont été éditées en 2005 dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Si j'osais, je dirais qu'il est à la Suisse Romande ce que Giono est à la Provence...
Je vous emmène pour la première journée à Saillon et dans les gorges de la Salentze (que l'on peut maintenant parcourir grâce à une via ferrata), là où périt le faux-monnayeur Farinet à l'âge 35 ans, au terme de la traque menée par les gendarmes le 18 avril 1880. Roi de l'évasion, devenu symbole des libertés montagnardes, ce "robin des bois" helvète distribuait ses fausses pièces aux paysans les plus pauvres (pour une valeur estimée de nos jour entre 1 et 2 millions d'euros !). Il repose à Saillon, dans la fosse commune où ses poursuivants l'ont jeté. Il est immortalisé par C.F. Ramuz dans son roman "Farinet ou la fausse monnaie" paru en 1932.
La seconde journée permet de découvrir le massif des Diablerets, de Derborence au lapiaz de Zanfleuron. Cette fois, c'est le gigantesque éboulement du 23 septembre 1714 qui inspira Ramuz pour son roman "Derborence". L'effondrement d'un pan de montagne recouvrit les alpages, détruisant un grand nombre de chalets, causant la mort de 15 personnes et plus de 170 têtes de bétail... Trois siècles plus tard, il en reste, outre la mémoire des hommes, un lac formé par le barrage naturel des roches et une forêt colonisant la zone devenue inexploitable pour les paysans.
J'espère que les extraits suivants vous inciteront à (re)découvrir ce grand écrivain - textes en italique.
Il était monté à travers les vignes, il s'était laissé tomber sous un pommier. Il respirait l'air de la liberté avec toute sa poitrine, pouvant voir maintenant le ciel dans toute son étendue, et c'est bon, et c'est beau. C'était la seconde fois qu'il s'évadait. Il n'y avait pas encore une année qu'il s'était échappé des prisons d'Aoste, où il avait été enfermé à cause de ses pièces.
Il avait d'abord marché très vite et plutôt couru que marché, grimpant à la côte pierreuse, entre les souches couvertes de pousses qu'on venait d'attacher, ou dans le fond des fossés qu'on creuse pour les provignages, lesquels lui avaient fourni ainsi d'heureux couverts.
L'église, qui est au sommet de celle-là, et le château, qui est au sommet de celle-ci, étaient tous deux bien au-dessous de lui, tellement il était déjà monté. A présent il commençait à rire et, s'étant assis, admirait comment toute une ville, avec un évêque, un gouvernement, un château, des tours, un tribunal, des juges, un jugement rendu, des gendarmes et des geôliers, n'avaient pas pu le retenir, toutes ces choses et ces personnes mises ensemble, tandis que lui contre elles toutes était tout seul. Il était seul et eux quatre ou cinq mille. Mais c'est que leur justice ne vaut rien, leur justice est de l'injustice. C'est aussi qu'on a pour nous le goût de la liberté. Eux vivent petits là-dessous, ils vivent étroit, ils vivent faux, ils vivent couchés dans des lits, pendant qu'il sentait sous sa main l'herbe devenir toute mouillée, l'herbe haute, pleine de fleurs qui recommençaient à sentir bon. Adieu! alors, vous autres, vous d'en bas. Chacun sa vie.
Il se couche, il se relève, il se laisse aller en arrière. Il se laisse aller de tout son corps contre la bonne terre, il la touche de partout. Il s'applique à elle avec tout lui-même, le derrière du crâne, l'os de la nuque, les deux épaules, les cuisses, le mollet, le talon: et il voit qu'il est libre, il voit qu'à présent c'est la liberté.
Il s'est assis. Il cherche à compter les montagnes. Elles percent partout comme des dents dans la gencive, avec leurs pointes toujours plus nombreuses, les unes devant les autres en demi-cercle autour de lui; et en voilà une, en voilà une autre, ça en fait vingt, trente, cent, cinq-cents, combien? Et la tête lui tourne, mais il rit: "C'est à moi, c'est à moi de nouveau..." Il regarde les choses de la terre qui renaissent à la bonne vie, ici, là-bas, plus loin, à droite et à gauche, partout...
C'était l'heure où les cafés commençaient à peine à s'ouvrir, tandis qu'il en cherchait un qui fût tranquille et écarté. Il était arrivé ainsi dans une ruelle où une forte fille était en train d'ôter les volets d'une devanture. Il s'était assuré d'un coup d'oeil qu'il n'y avait personne à l'intérieur du café; il avait été s'asseoir dans le fond de la salle, qui était étroite et tout en longueur, ayant pris soin de tourner le dos à la porte.
Il avait d'abord été prudent. Les premières semaines il ne s'était montré en ville qu'après la tombée de la nuit. Puis, comme personne n'avait eu l'air de faire attention à lui, il s'était mis à sortir à toute heure du jour. La justice devait l'avoir oublié, c'est ce qu'il se disait, et il prenait de moins en moins de précautions, ayant même été une fois faire une partie de chasse avec ses amis sans permis, et à la barbe des gendarmes.
Il a été ainsi mené jusqu'à la foire des vendanges qui se tient à Sion vers le milieu de septembre. On y vend des verres de bois, des bottilles en mélèze, des peaux de bouc avec leur poil, des cuirs de veau, des harnachements de mulet, tout ce qu'il faut aussi pour la récolte du raisin, le pressurage, les travaux de cave.
"Me rendre, moi ? Ils ont cru peut-être que je suis à vendre ! Un verre de vin et un cigare, c'est bon marché." Il a ri un peu, les mains dans ses poches. Puis il s'est remis à marcher, marchant avec lenteur, parce qu'il voyait que la réponse n'allait pas être si facile. On dit: non, d'abord, et après... Il est descendu le long de la haie, il était arrivée dans les vignes.
Ah ! se disait-il, c'est que ça serait commode. On sort, on se promène avec les autres hommes.
Mais il s'était mis debout tout à coup. "Moi, j'ai choisi." Il faut. Il était reparti, descendant maintenant tout droit dans la direction de la tour. Il y a peut être des choses bonnes, mais elles ne sont pas pour moi. Il a secoué la tête.
Dans le renfoncement où il est le jour n'arrive que par reflet, heurtant une première fois la roche qui ne le renvoie qu'affaibli: pourtant il voit à la couleur de la lumière que le temps s'est levé et qu'il fait du soleil, étant une jolie couleur jaune à la voûte - comme celle de mes pièces -, sur sa tête, de l'autre côté d'une fissure qu'il y a dans le rocher.
Le jour bouge, on le voit bouger. Il vacille comme une chandelle qui va s'éteindre, mais ne s'éteint pas. Il baisse, il se ranime, il baisse à nouveau, il se rallume tout à coup avec éclat; c'est à cause d'une branche qui pend avec toutes ses feuilles devant l'ouverture de la grotte et que le courant d'air dû au torrent fait balancer. Il ne bouge pas, lui, les mains sous la tête; il regarde cette couleur. Car c'est aussi, se dit-il, celle de ses cheveux; et toutes les bonnes choses de la vie ont cette couleur, se dit-il; fine et pure, douce et chaude.
Sitôt le matin venu, la gorge avait été complètement cernée. Le commandant de Sépibus avait placé des postes à chacune de ses issues et partout où Farinet aurait eu la moindre chance de s'échapper.
- Et, disait M. de Sépibus, ayant été chargé de l'arrêter mort ou vif, il faudra bien que j'accomplisse ma mission, d'autant plus que d'importantes forces de gendarmerie ont été mobilisées.
- Cependant, disait le Président... Est-ce qu'on ne pourrait pas ?... C'est qu'on tient à lui vous savez...
Il faut dire qu'il y avait beaucoup de mécontentement dans la commune. C'était derrière les portes des écuries à demi fermées qu'on se réfugiait. Ils parlaient bas, ce matin là: "Qu'est-ce qu'il faut faire ?" Ils disaient tous: "Il faut aller le délivrer."
- C'est que c'est gardé.
Tous les postes étaient occupés, c'est à dire toutes les issues de la gorge: le tunnel, le lit même du torrent. Il était pris comme une souris dans sa trappe.
Je vous serai fidèle jusqu'au bout, pierres de la Terre, et vous rochers - pendant qu'il les regarde encore une fois de bas en haut et les parcourt des yeux dans toute leur hauteur; ô vous, soubassement des montagnes, on restera ensemble jusqu'à la fin. Parce qu'il y a la liberté, moi, je l'ai là, en personne, et elle est assise à côté de moi. Elle m'a dit: "Farinet, que voulais tu faire?..." Je lui ai dit: "Tu as raison, je n'ai que toi."
D'où il était, on ne voyait toujours personne; lui même ne pouvait qu'être difficilement vu, à cause du renfoncement de la roche et du retombement des branches. Il n'y avait toujours dans la profondeur de la gorge que le froissement de l'eau grise du torrent; il y avait, quand on levait les yeux cet autre torrent bleu sur votre tête où des nuages blancs et dorés se défaisaient les uns de dedans les autres.
Tout est tranquille, rien ne le presse.
Je ne me rendrai pas et ils ne m'auront pas vivant... Fidèle à la liberté jusqu'au bout. Voilà où est la vérité.
Oh ! tu vois là-bas, ils viennent, ils l'ont couché sur une civière. Il y a un gendarme à sa tête, il y a un gendarme à ses pieds... Ils viennent, oh ! ils ont de la peine; c'est que ça n'est pas commode, avec le chemin qu'il y a, c'est pas un chemin, dans ces pierres. Oh ! pourquoi ? Qu'est-ce qu'il leur avait fait ? Et ils étaient trente contre un ! Pourquoi ? il ne nous avait jamais fait que du bien. Tu te souviens, les pièces qu'il nous avait données. Ah ! il était généreux...
Ah ! bon pourtant, beau, grand, fort, généreux, complaisant, vous vous souvenez, un garçon de nos montagnes! Et il a passé devant nous. Les gendarmes suivaient avec leurs fusils, ces messieurs de la justice se sont mis à aller à leur suite; nous, on est allés derrière, tandis que le glas sonnait toujours.
Passons maintenant à la deuxième journée et au roman probablement le plus connu de C.F. Ramuz: "Derborence"
Derborence, le mot chante doux; il vous chante doux et un peu triste dans la tête. Il commence assez dur et marqué, puis hésite et retombe, pendant qu'on se le chante encore, Derborence, et fini à vide, comme s'il voulait signifier par là la ruine, l'isolement, l'oubli.
Car la désolation est maintenant sur les lieux qu'il désigne; plus aucun troupeau n'y monte, l'homme lui même s'en est détourné.
Autrefois, pourtant, ils y montaient en grand nombre, à Derborence; on assure même qu'ils étaient près d'une cinquantaine à y monter, certaines années. Ces fonds en ce temps là étaient dès le mois de mai tout peints d'une belle couleur verte, car là-haut c'est le mois de mai qui tient le pinceau.
La neige, en se retirant, faisait de gros bourrelets; ils découvraient sur leurs bords toute espèce de petites fleurs s'ouvrant à l'extrême limite d'une frange de glace plus mince que du verre à vitre. Toute espèce de petites fleurs de la montagne avec leur extraordinaire éclat, leur extraordinaire pureté, leurs extraordinaires couleurs: plus blanches que la neige, plus bleues que le ciel, ou orange vif, ou violettes...
Ah ! Derborence, tu étais belle, en ce temps là, belle et plaisante et accueillante, te tenant prête dès le commencement de juin pour les hommes qui allaient venir. Ils n'attendaient que ce signe de toi. La vie reprenait et la vie continuait, avec ces toits posés non loin les uns des autres comme des petits livres sur un tapis vert, avec des points ronds et des points ovales qui bougeaient un peu partout, les points ronds étant les hommes, les points ovales étant les vaches.
La coutume des gens d'Aïre est de monter avec leurs bêtes, vers le quinze juin, dans les pâturages d'en haut, dont fait partie celui de Derborence, où ils étaient justement, les deux, ce soir là, vu que l'ouvrage n'attend guère dans ces chalets de la montagne où il faut traire les bêtes deux fois par jour et, chaque jour, faire le beurre ou le fromage.
Une nouvelle espèce de bruit venait de se faire entendre. Ce n'était plus le toit qui craquait; c'était un bruit beaucoup plus sourd et qui venait du fond de l'espace. On aurait dit un roulement de tonnerre, qui avait été précédé d'une détonation sèche; et maintenant, quoique continu, il était tout entrecoupé encore de chocs eux-mêmes prolongés par leurs propres échos.
- Ah! a dit Séraphin, les voilà qui recommencent...
- Qui ça ?
- Eh bien, là-haut... Tu n'as qu'à te souvenir comment la montagne s'appelle... Oui, l'arête où est le glacier... Les Diablerets... Tu sais pourtant bien ce qu'on raconte. Eh bien, qu'Il habite là-haut, sur le glacier, avec sa femme et ses enfants.
Alors il arrive des fois qu'il s'ennuie et il dit à ses diabletons: "Prenez des palets." C'est là où il y a la Quille, tu sais bien, justement la Quille du Diable. C'est un jeu qu'ils font. Ils visent la Quille avec leurs palets. Ah ! des beaux palets, je te dis, des palets de pierre précieuse... Seulement il arrive des fois aux palets de manquer la Quille et tu devines où elles vont leurs munitions. Qu'est-ce qu'il y a après le bord du glacier, hein ? Plus rien, c'est le trou. Les palets n'ont plus qu'à descendre. Et on les voit descendre quelquefois quand il fait clair de lune.
Ceux d'Anzeindaz ont dit: "ça a commencé par une salve d'artillerie... Ensuite il y a eu une fusillade, avec des éclatements, des craquements, des décharges qui venaient de tous les côtés; toute la montagne s'en est mêlée. Le premier bruit avait été occasionné par la craquée du surplomb quand il était venu en bas; après quoi ça a été la guerre d'une chaîne à l'autre, d'une pointe à l'autre; il y avait comme des tonnerres autour de chacune des cornes qui se succèdent en demi-cercle.
Et c'est alors qu'ils avaient vu cette grande nuée pale se lever en avant d'eux. Le silence peu à peu revenait; elle, elle a grandi de plus en plus derrière la crête qui leur masquait encore les fonds de Derborence, étant là comme un mur qui montait par-dessus un mur. C'était comme un brouillard, mais c'était plus lent, plus pesant; et la masse de ces vapeurs tendait vers en haut d'elle-même, comme de la pâte qui lève, comme quand le boulanger a mis la pâte dans son pétrin, et elle gonfle dans le pétrin, et elle déborde du pétrin.
C'est la montagne qui est tombée.
Ceux du Sanetsch étaient également accourus, c'est à dire ceux qui sont du côté du nord-ouest, à l'autre bout de la grande paroi; eux, se tenaient au-dessus du passage du Porteur de Bois qui s'enfonce droit en bas vers ces fonds par des cheminées.
La gorge du Poteu des Bois (souvent appelé Poteu des étales), passage qui permet de relier Derborence et Sanetsch.
Ils avaient dû, pour venir jusque-là, traverser toute une étendue de lapiez, qui sont des roches qui ont été anciennement travaillées par l'eau des pluies , et elles ressemblent à une mer arrêtée, ayant encore sa succession de crêtes, de replis, de surplombs, étant toutes percées de trous ronds là où l'eau faisait des remous.
Et eux aussi interrogeaient ces profondeurs, d'où montaient seulement, comme en réponse, des grondements inexplicables, des grognements dépourvus de sens; d'où montaient seulement ces langues et ces tourbillons de poussière. Ils étaient pris dedans, ayant un goût d'ardoises pilées dans la bouche.
Le hameau de Mombas Dessus avec ses alpages, les fonds de Derborence ensevelis sous les roches mais aujourd'hui couvert par une forêt, et au fond à droite le lac formé après l'éboulement.